Lorsqu’on parle de musique haïtienne, la première image à souvent venir en tête est celle du Compas du fait qu’il soit plus popularisé et plus vendu à travers le monde que les autres genres du pays. Mais en réalité, c’est une musique vaste qui englobe tous les genres et styles constituant le patrimoine ethnique d’Haïti. Elle est un amalgame culturel des différents peuples ayant habité l’île. Principalement d’origine africaine, elle laisse voir des traces occidentales et des effets mineurs des Arawaks (Taïnos).
Elle a une histoire très remarquable. Des Areytos, passant par les complaintes d’esclaves au compas d’aujourd’hui, elle a un parcours qui, à chaque étape, prend une forme et des caractéristiques différentes.
Son évolution
La musique d’Haïti est liée d’une étroite relation avec son histoire. À chaque période, elle subit des modifications en lien à la conjoncture sociopolitique du pays.
À l’époque des Indiens, on retrouvait les Areytos qui étaient des poèmes rythmés écrits par les sambas, chantés et dansés par l’ensemble de la population Ils étaient comme un lien avec le monde des esprits et un outil de renforcement des relations d’amitié et de coopération.
Comme nous rapporte l’histoire, le débarquement de Christophe Colomb à Hispaniola a fait disparaître la société indienne et a donné naissance à une société esclavagiste qui s’est perpétuée jusqu’à l’arrivée des Français sur l’île. Avec eux, le système ségrégatif s’est empiré et a pris une tournure tout à fait différente en transformant les esclaves en biens meubles attachés à la colonie et en moteur de l’économie de la France. Étant donné que la musique, peu importe le temps et les conditions, ne va pas perdre son essence, les non-libres en ont aussi adopté leur style. À ce titre nous citons les complaintes qui étaient des chansons à caractère plaintif qu’ils chantaient. Elles étaient pour eux un moyen de décrire leur situation et de dénoncer les abus auxquels ils étaient sujets.
Un peu plus tard, à l’approche et à l’ère de la révolution, on retrouvait à Saint-Domingue les chansons révolutionnaires qui étaient à la fois chantées et dansées. Elles s’accompagnent habituellement des instruments réinventés par les assujettis tels que le tambour dont chacune des répercussions était comme un appel à la justice et une soif de liberté. Elles étaient également un moyen de se connecter aux esprits (loas). La musique y était aussi utilisée comme outil de regroupement, d’où l’on parlera de chant de ralliement.
Après l’indépendance, n’ayant pas grand modèle que la France colonisatrice, la musique locale a subi l’influence de la musique française. Ce qui a duré pendant longtemps et qui, en un certain sens, a étouffé la musique ancestrale qui n’a pas perdu sa valeur dans le milieu rural et à laquelle ont été ajoutés les contes chantés. Imitant le style européen, les fanfares militaires deviendraient la principale source de revenus stable des musiciens professionnels, avec un répertoire constitué de quadrille à la mode, de marches et de valses. Mais quelques années après, des musiciens tels que Occide Jeanty (chef de l’orchestre du Palais National), allaient ajouter de façon perspicace une touche de couleur locale à la tendance européenne pour former la meringue haitienne.
Avec l’occupation américaine (1915-1934), les Haïtiens cherchèrent à renouer avec cette musique qui était considérée comme libératrice (la musique vaudou). Cette occupation était comme une piqûre de rappel ; elle leur a fait prendre conscience de leur responsabilité de citoyens et du rôle qu’ a joué la musique des ancêtres dans la révolution, faisant ainsi partie intégrante de leur histoire de peuple.
Il faut aussi noter le passage du Twoubadou (troubadour) qui a marqué son temps et qui jusqu’à aujourd’hui se joue principalement dans les milieux touristiques. Connu pour son rythme plutôt original, il est impossible d’en parler sans faire mention du tambour, de l’accordéon, du tcha-tcha, d’ instruments à corde, du malimba… Il était utilisé comme outil de résistance d’abord contre l’occupation américaine, et postérieurement contre le régime des Duvalier. Les musiciens s’en servaient aussi pour dénoncer certains traits négatifs de la société.
L’occupation ayant pris fin, l’élan de cœur nationaliste n’a pas duré, la musique s’est encore tournée vers l’extérieur plus précisément vers la Caraïbe hispanophone. Mais en 1950 Nemours Jean-Baptiste allait y apporter un style original, le Konpa Dirèk (Compas Direct) qui, lui aussi, subit l’influence des temps.
Au début des années 80, sous l’influence du hip-hop américain, la couche juvénile a apporté un nouveau genre à la musique du pays “le Rap kreyòl” dont la paternité a été attribuée à Master Dji. Comme pour le hip-hop mainstream américain, il était au départ utilisé pour dénoncer les aspects négatifs de la société. Il est devenu un mouvement dont les principaux tenants étaient des jeunes ayant eu une vie difficile marquée par les maux socio-économiques de la nation. Par la suite, il s’est transformé en un instrument de rivalité, de polémique et de promotion du gangstérisme.
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Le rara
Le Rara est une forme musicale qui se joue généralement lors de défilés de rue, durant la période pascale et la fête des morts. Certains rapprochent son origine à la période de l’esclavage colonial francais mais d’autres, en particulier l’antropologue Jean Coulanges, le considère comme un héritage indigène des Taïnos qui ont habité l’île avant la colonisation. Il serait alors lié à la célébration de l’équinoxe du printemps, une fête païenne basée sur le culte de la nature, les pâques.
C’est un genre caractérisé par le regroupement des pratiquants en “Bann (bann rara)” qui est une déformation du mot français bande. Ils sont généralement dirigés par un chèf lakou (houngan ou prêtre vaudou). Ils produisent des sons hypnotisant au rythme unique grâce à des instruments tels que les vaccines, les cornets de zinc, le tambour, l’ogan, le Graj (güiros), le tcha-tcha (maraca bours)… Mis à part le rythme, les éléments qui font la particularité et l’originalité du style sont la danse (gouyad/banda), les courts chants qu’ils reprennent souvent en refrain et l’énergie libératrice qu’ils dégagent.
Le rara est souvent pratiqué en lien avec le vaudou et à des fins politiques pour les candidatures et les campagnes. Il a été exporté en République Dominicaine et à Cuba sous le nom de “gágá”.
La musique Rasin (racine)
La musique racine est comme son nom l’indique celle qui lie la nation à son alma mater, l’Afrique et aux esprits ancestraux. Elle est celle qui a jadis été connue sous le nom de musique révolutionnaire. Elle gagna en visibilité vers les années 40, lorsqu’elle a commencé à se jouer dans les villes. Elle résulte de l’exploitation de la musique rituelle vaudou et d’autres styles haïtiens tels que le rara et le Kata, et utilise des instruments à vent ou à percussion traditionnels. Vers 1970, elle s’est modernisée en se mélangeant à d’autres styles comme le funk, le reggae, le jazz; et en introduisant d’autres instruments comme le saxophone, la trompette, la guitare électrique…
À sa popularisation dans les années 80, elle a pris une tournure politique en critiquant et en remettant en cause la gestion gouvernementale du pays. L’histoire nous rapporte que dans les années 90 certains sons ont été interdits.
Le premier groupe purement racine à se mettre sous les projecteurs nationaux et internationaux est Boukman Eksperyans. Quoique liée au folklore, elle est très peu promue par l’Haïtien.
Le Konpa
Le Konpa ou Konpa Dirèk est un genre musical inventé par Nemours Jean-Baptiste en 1955. Assisté des frères Duroseau Kredzer et Richard, il donna au style sa vraie forme en 1957. Vendu et dansé tant en Haïti qu’à l’étranger en particulier dans la diaspora haïtienne, il n’a pas toujours été ce qu’il est de nos jours.
Après leur collaboration qui n’a pas duré longtemps, Robert Sicot se détacha de Nemours et causa la première variation du genre en 1961. Son style, connu sous le nom de Cadence Rampa, se distinguait du konpa d’origine par sa composition, ses mélodies et la composition de sa bande. Vers les années 60, le compas traditionnel allait subir sa deuxième modification avec les mini-jazz. C’est sous l’influence du mouvement yéyé français imprégné d’une touche de rock, et en suivant le modèle de Sicot que ce style allait prendre naissance. Alors que le compas de Nemours subissait des transformations certains s’inquiétaient qu’il ne disparaisse. C’est ainsi qu’a pris naissance le Konpa dijital ou compas nouvelle génération vers 1986. Il est caractérisé par la minimisation des musiciens constituant les différents groupes. C’est cette tendance qui porte le chapeau du kite l mache du konpa, de la musique synthèse et de la boite à rythme. Aujourd’hui, le Konpa est devenu un style plus diversifié qui s’allie tantôt au Zouk (qui est une inspiration du compas), tantôt au Rap, au Reggae, au R&B… et qui s’éloigne progressivement du konpa Dirèk mais qui, cependant, garde son statut de genre unique et ne perd pas son originalité. Des groupes comme Klass, Zenglen… jouent encore le style de Nemours.
Il est surtout utilisé pour chanter l’amour, ses déboires et ses succès. La femme en constitue également une des principales muses.
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Le rabòday et le mouvement des DJ en Haïti
Le rabòday est un style musical né aux environs des années 2000. C’est un mélange de rara et d’autres rythmes traditionnels d’Haïti avec la musique house. Étant considéré comme très métaphorique, l’activisme en a constitué la toile de fond principale. Parmi les chanteurs ayant marqué cette tendance on retrouve le nom de Fresh la du groupe Vwadèzil et de G-Dolph.
Depuis 2010, les DJ s’en sont approprié et en ont aussi changé l’essence. Il est aujourd’hui qualifié de vulgaire, d’obscène et est surtout un grand promoteur de la misogynie. Il est devenu un style consistant majoritairement en la reprise de sons d’autres artistes, surtout leurs plus grands hits ensuite de les compiler de façon plus rythmée. Ces mixtapes s’accompagnent généralement de slogans courts et très faciles à capter.
Il est maintenant impossible d’avoir un parfait line-up pour un programme sans y ajouter un DJ. Ce dernier est habituellement accompagné d’un animateur. À titre d’exemples, nous citons: TonyMix et T-Babas, B-Mix et Africain ; NG Mix et Gdlo… Quoiqu’il soit très apprécié et très demandé de la population juvénile, ces changements dans le Rabòday, font qu’il soit très critiqué. On lui reproche souvent de manquer d’originalité et d’être dépourvu de sens et de moralité…
L’acculturation, la situation socio-politique d’Haïti et leur influence sur la musique
L’acculturation est ce qui a pendant longtemps menacée l’essence de la musique haïtienne. Mais ces derniers temps, elle s’est jointe aux difficultés politiques, économiques et sociales du pays pour la mettre en danger. La tendance éclectique et l’explosion musicale haïtienne trouvent leur explication dans deux des types d’acculturation :
- Organisée : due à la colonisation française et à l’occupation américaine. Ex : Les fanfares d’après l’indépendance, la musique vaudou, le jazz qui lui, date depuis l’occupation américaine et qui, maintenant s’apparente un peu plus à l’afro-jazz de la Nouvelle-Orléan…
- Spontanée : résultant des échanges libres du pays avec d’autres cultures. Ex : Le Style Afro qui commence à en faire partie intégrante et qui est très demandée et appréciée de la population juvénile. La Trap et la Drill, deux styles américains qui tendent à faire disparaître le Rap Kreyòl de Master Dji, sont adoptés et embrassés par ce secteur depuis quelques années. Le reggae de King Posse, de Jah Nesta… Le mélange du konpa à d’autres rythmes…
Depuis quelques décennies, Haïti fait face à un certain nombre de crises la fragilisant et menaçant son devenir en tant que peuple. Pendant que d’autres avancent, sa population s’inquiète et ne fait que survivre ou disons vivoter. Tout meilleur lendemain auquel peut aspirer chaque Haïtien est un changement de drapeau.
Ces crises, tant politiques que sociales, ne font acception d’aucun des éléments constituant le quotidien de chaque citoyen. La musique aussi en subit les conséquences. Avec un public à l’esprit tourné vers l’extérieur et dont une bonne partie est basée à Saint-Domingue, les musiciens sont obligés de produire des sons qui se débattent pour garder leur originalité mais qui doivent en même temps être en mesure de se vendre à l’international, il y en a parmi eux qui ne font qu’adopter des styles purement étrangers ; ce qui a aussi une portée économique. Il faut aussi noter que depuis 2020, l’année marquant le début de la dégénérescence insécuritaire du pays, sa capitale musicale s’est stabilisée en République dominicaine et la majorité des groupes et artistes est devenue des expatriés. L’influence étrangère sur la musique locale reste redoutable.
L’héritage musical Haïtien
La transmission de la musique locale comme héritage n’est pas assurée. Dans les écoles, c’est le style classique qui est primé. Aux enfants, on enseigne la musique de Beethoven, le style de Mozart, de Wagner… ; dans les programmes culturelles c’est surtout la musique afro qui est maintenant jouée. Et même dans les églises, c’est la musique Gospel afro-américaine, un peu de reggae et surtout le style Worship qui donnent le ton. Si les plus grands espaces de socialisation ne promeuvent et n’enseignent pas le style local, comment s’attendre alors à sa pérennisation ? Y a-t-il au moins une école qui enseigne le compas ? Quelles sont les stratégies du ministère de la culture pour préserver les genres locaux et assurer leur legs ?
Si certains voient dans la musique de l’époque actuelle de la créativité et de l’évolution, d’autres vont plus loin et doutent de la disparition de son essence, son style original et craignent que d’autres tendances ne l’étouffent. Des genres qui disparaissent, d’autres qui s’effritent, d’autres qui évoluent et d’autres qui sont importés. On se demande encore lequel sera capable de résister et de garder le tempo, et quelle autre sera peut-être adopté dans quelques années à venir.
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