Toute société est régie par un ensemble de règles ou de structures qui définissent sa base et réglementent la vie en communauté de façon à réguler et ordonner les interactions entre ses différents composants ; constituant ainsi son organisation sociale et juridique. Étant attachées au social, elles ne sont pas définies de façon universelle, elles varient d’une société à l’autre. Dictées sur une base venant à considérer le rôle et l’action des deux genres, certaines sont dites inclusives tandis que d’autres ne le sont pas. Celles qui sont inclusives établissent l’équilibre, elles ne priorisent aucun sexe au détriment de l’autre. Dans le cas contraire, c’est l’exclusion genrée qui domine. C’est le cas pour le matriarcat et le patriarcat. De ces deux, le patriarcat a toujours été le plus pratiqué et continue, jusqu’à aujourd’hui, d’exercer son action à travers le monde en particulier en Haïti.
Le terme patriarcat vient du grec patriarkhēs, dérivé de patria : descendance, lignée paternelle et arkhō: commander, être le chef, régir ; et signifie de façon littéral : “le commandement du père”. En Anthropologie et en sociologie, il est utilisé pour définir une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la suprématie masculine. Il est caractérisé par l’exercice de l’autorité de l’homme dans la famille et dans l’espace public à l’exclusion explicite des femmes. Le terme est aussi utilisé par la deuxième vague des féministes pour qualifier un système où le masculin incarne à la fois le supérieur et l’universel. Selon Ivan Jablonka, le patriarcat repose sur la multifonctionnalité de la femme : donner du plaisir sexuel, mettre des enfants au monde et les éléver ; ce qu’il appelle la “Fonction-femme” dans la structure patriarcale ; et sur la liberté qu’offrent les activités extérieures et les différents pouvoirs qu’elles confèrent à l’homme.
L’origine du patriarcat date du néolithique et aurait puisé son essence dans la prise de conscience de la gent masculine de son rôle biologique dans la procréation. Cette découverte a été faite par les communautés d’agriculteurs faisant le lien entre l’acte sexuel et la naissance, ce qui mit fin à l’âge de Pierre et donna tout un autre sens à l’organisation sociale. Dans un contexte religieux, certains diraient que le patriarcat est d’origine biblique. Cela s’explique par de nombreux faits relatés dans la Bible :
- Les deux forces dominant le monde sont de sexe masculin : Dieu (le père) et le diable (Lucifer) ; Même dans le spirituel, la domination est masculine.
- Création de l’homme et de la femme (Gen. 2:7) : La femme naît du manque et du besoin de l’homme et non de la volonté absolue de Dieu (Gen. 2:20).
- Domination de l’homme sur la femme : la prédominance de l’autorité masculine a commencé à s’exercer depuis la Genèse, dans le jardin d’Eden (Gen. 2:21-23, Gen. 3:16).
- Adam Porta la charge du péché de l’humanité alors que la Bible enseigne que c’est Eve qui a succombé en premier : Même le brevet du péché originel a été attribué à l’homme alors qu’on rappelle souvent à la femme qu’elle en est à l’origine à chaque fois qu’on veut la discriminer.
- A) Dans les 12 disciples de Jésus, il n’a été figuré aucune femme (Luc 6: 11-16, Mat. 10:1-4, Actes :26). B) La majeure partie des textes de la Bible, pour ne pas dire la totalité sont écrites par des hommes…
Il existe tant et tant d’autres exemples bibliques qui sont utilisés pour justifier le patriarcat. Tous démontrant la discrimination de la femme par rapport à l’homme.
Actions du patriarcat
Cette organisation socio-juridique tend de façon générale à minimiser la femme, son rôle et son opinion au sein de la communauté ; et même à l’invisibiliser. Pour justifier son exclusion, le patriarcat exerce son action sur le psychē de la dominée avant de se matérialiser dans la vie sociale.
- A) Il construit d’abord le sexe social en enseignant dès le bas âge aux enfants les rôles et comportements qui sont attendus d’eux dans la société en fonction de leur sexe, les apprenant ainsi à devenir filles ou garçons. B) Il définit une sphère sociale pour chacun des sexes couvrant l’éducation, la participation dans la vie politique…
- A) Il fragilise la fille (la femme) et renforce la masculinité du garçon (l’homme). B) Il enseigne la soumission aux femmes et établit l’autorité masculine. C) Il fait un distinguo émotionnel et sentimental entre les deux genres.
Dès la base, dans sa construction du profil de chaque genre, il fait peser la balance en faveur des hommes, porte les femmes à accepter leur statut et les pousse à contribuer malgré elles à sa pérennisation. C’est cette construction mentale qui impacte la vie dans les sociétés où il est pratiqué.
Le patriarcat en Haïti
L’action patriarcale en Haïti ne date pas d’hier. Pour certains, c’est un héritage de l’époque coloniale. Il ne fait pas qu’exclure les femmes, il remue souvent le couteau dans la plaie en les rappelant qui elles sont par cette expression discriminatoire : “e tifi w ye” et tend aussi à normaliser certaines réactions inadmissibles de la part de l’homme sur la simple et unique base de son genre “se gason l ye”. Appuyé et protégé implicitement par l’Etat, il s’exerce dans presque toutes les sphères de la vie : dans la famille, dans la vie sociale, la vie politique, la religion…
● Considération au sein de la famille
La famille est le premier espace de socialisation de tout individu et est aussi de par son organisation, le premier lieu où naît et s’exerce le patriarcat, peu importe sa structure. L’autorité familiale est détenue par l’homme (père), il prend les décisions majeures et a le monopole économique. Tandis que la femme (mère) elle, est comme liée au ménage et est responsable de l’éducation des enfants. En ce qui a trait aux décisions, son opinion est le plus souvent limitée et certaines fois non considérée. Il y a même certaines familles, ou il lui est interdit d’exercer une profession.
Outre le sexe social qu’il construit, on attribue aux garçons une charge affective et émotionnelle par rapport aux filles, qu’ils soient aînés ou non “se ou ki pou pwoteje Anne, se fi li ye”, on leur fait comprendre qu’il doivent aussi incarner la force et le courage. Aux soeurs, on transmet le modèle maternel, on leur apprend qu’en tant que filles les tâches domestiques leur sont assignées “Lè w se tifi, lè w leve le maten w fin fè twalèt ou, se bale w ou manche pou fè pwòpte ak lave grèp ou pou w fè kafe” et que prendre soin de leurs frères est leur responsabilité. On leur apprend à être faible et vulnérable “E fi w ye wi, ki travay w ap chèche fè la ? Kijan w fè nan kole ak gason konsa ?” Étant souvent associé à une règle de filiation dite patrilinéaire qui est un type d’organisation fondé sur l’ascendance paternelle ; dans le système patriarcal l’autorité et les droits détenus par l’homme sont transmis à un héritier unique par indivision. Et cela s’applique aussi à Haïti, les risques pour que ce transfert se fasse à un enfant femelle est faible même si elle est celle à avoir les compétences et attributions requises.
● Considération dans la sphère professionnelle
Le milieu professionnel est plus accessible aux hommes qu’aux femmes. Elles sont sujettes à de nombreuses exigences et parfois même, à des propositions indécentes “E fi w ye, ou bezwen travay, ou paka pa dakò sèvi”. Elles constituent un faible pourcentage de la population professionnelle et dont une bonne partie est dans le secteur informel. Les métiers les mieux considérés et les mieux rémunérés ainsi que la majorité des postes décisionnels et les plus importants sont détenus par des hommes. Il y a des institutions qui font du genre un critère de promotion en priorisant la lignée d’Adam. Dans le milieu public, les plus grandes fonctions sont exercées par des hommes dont la plupart sont d’âge mûr.
● Considération dans la religion
Dans le milieu religieux, 95-98% des églises sont dirigées par des hommes. Et même dans le vaudou, le pourcentage de prêtres est plus grand que celui des prêtresses. Les postes décisionnels dans les assemblées sont encore à portée de la main du sexe masculin et dans la plupart des églises, l’enseignement et la prédication sont en grande partie pratiqués par le genre masculin. Tandis que les tâches ayant rapport au nettoyage, à la décoration… sont sous la responsabilité de la gent féminine. Il y a certaines églises et religions où la femme n’a pas droit à la parole, elle doit se taire dans les assemblées, un décision qui s’appuie sur ce verset : 1 Corinthiens, 14:34.
La religion, se basant sur la Bible, fait de la femme la propriété de son mari et exige d’elle qu’elle lui soit soumise (Ephés. 5:22-23). Elle utilise aussi des pratiques basées sur la distinction des genres : le port de voile par les femmes dans les assemblées pour témoigner du respect envers leur mari et le port de voile lors des cérémonies nuptiales comme signe de virginité.
● Considération politique et juridique
Herta Pascal-Trouillot est la seule femme a avoir été élue Présidente en Haïti et ce, à titre provisoire de mars 1990 à février 1991. Seulement deux femmes dont Claudette Antoine Werleigh (7 novembre 1995 – 7 février 1996) et Michèle Duvivier Pierre-Louis (5 septembre 2008-11 novembre 2009) ont occupé la fonction de chef du gouvernement. C’est jusqu’en 2012 que les parlementaires haïtiens ont voté en faveur de l’amendement d’un article de la constitution de 1987 (article 17-1), qui impose un quota de 30% de femmes dans toutes les assemblées. Dans le gouvernement actuel, 5 des ministres sont des femmes sur un effectif de 18.
La loi définit l’égalité des genres mais dans la pratique l’homme est comme supérieur à la femme. Selon l’article 133 du code civil, pour contracter mariage, il est exigible que l’homme atteigne la majorité tandis que la femme peut se marier à partir de 15 ans révolus; à moins que le Président de la république n’intervienne en faveur d’une dispense d’âges pour des motifs graves à ceux qui en font la demande. C’est à la femme de porter le nom de l’homme…
● Considération sociale
Sous prétexte que se tifi l ye, la société établit un format qui exige à la femme de se protéger et qu’elle soit soumise à une surveillance soutenue; il tend aussi à accepter la libéralité et la brutalité masculines comme étant normales “ou konn se gason nèg la ye ou pat dwe provoke l” ; “Jaklin ou mèt ale nan pwogram nan, men 5è ou dwe rantre men ou menm Jak m ap tann ou a 8è. Epi Jaklin pa lage kò w nenpòt kòman sonje se tifi ou ye”. Même en cas de viol ou de n’importe quelle autre forme de violence, la structure patriarcale cherche à justifier l’acte commis par l’agresseur : “Nan kisa w te ye avè l ? Kisa w fè l ? Ki rad ki te sou ou ? Bon ou bliye si se fi w ye, sa w t ap fè deyò nan lè sa ?” Certains jugements et pratiques patriarcaux s’appuient sur la sexualité des genres et parfois sur leur situation économique.
Certaines professions sont considérées comme étant propres au féminin et d’autres au sexe opposé. Et sur cette même base on juge la masculinité et la féminité des gens. Le fait de voir quelqu’un exercer un métier du sexe opposé, frappe souvent l’être humain d’étonnement : “Yooo avan yè m wè yon tidam ki sou yon bakolodè, manzè tèlman rèd ! On fanm wi ou menm! ou pata di s on gason.” ; “Rene kòman pou w al etidye sekretarya a! Se nan Jeni wi m te vle w ale! Sa se metye pou w kite pou ti sè w la.”
De nos jours, grâce aux revendications des féministes, certains droits des femmes commencent à être respectés et leur inclusion dans la vie politique, sociale et professionnelle commence à être manifeste. Cependant, il reste encore du travail à faire pour détruire le fondement de ce système basé sur le principe du patriarche car comme la loi le stipule, tous les hommes naissent libres et égaux en droit peu importe leur sexe, leur appartenance sociale ou leur statut.
[…] “E tifi w ye” : justification patriarcat […]
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